L’île de Seevl jette sur mes souvenirs d’enfance l’ombre noire du regret. Bien sûr, je l’avais toujours sous les yeux, étalée en mer devant Jethra, au large du continent. Parfois obscurcie ou brouillée par les nuages bas des tempêtes, elle semblait à d’autres moments si proche que j’aurais presque cru à portée de mon ballon sa silhouette sombre accidentée, découpée contre le ciel méridional. Dotée de la même géologie que le continent, elle possédait des paysages évoquant les montagnes cernant Jethra, mais l’île et la métropole se ressemblaient par d’autres côtés. Comme les membres d’une grande famille, leurs habitants racontaient un tas d’histoires sur leurs voisins. Nous, par exemple, nous disions que nos ancêtres avaient jeté à la mer les rochers inutiles en assez grandes quantités pour constituer Seevl.
Seevl et Jethra étaient tellement proches qu’un lien inévitable les unissait par tradition, constitué de parentés, d’accords commerciaux, d’alliances de longue date. Visible de la cité, l’île appartenait cependant à l’Archipel du Rêve. Dès la déclaration de guerre, il a été interdit de s’y rendre sauf permission de la Seigneurie.
Un bateau a continué à faire le trajet quotidiennement, ouvertement, dans des buts mercantiles : les officiels fermaient les yeux parce que ces échanges, importants pour Jethra, étaient vitaux pour Seevl. Moi-même, dans ma jeunesse, je l’ai souvent emprunté. Mes parents et moi avons fait la courte traversée trois ou quatre fois par an durant toute mon enfance pour rendre visite à mon oncle et ma tante.
Depuis vingt ans, je n’avais pas remis les pieds sur l’île ; depuis seize, je ne vivais plus à Jethra, que je n’avais pas revue, ne serait-ce qu’une fois. Mon dernier souvenir de la métropole remontait à mon départ pour l’université d’Old Haydl ; par la suite, aucune raison particulière d’y retourner ne s’étant présentée, je n’en avais rien fait.
Ces vingt années m’avaient apporté des fortunes diverses. Mais, fortes de leurs succès superficiels, elles ne me semblaient briller qu’en surface. Mon éducation ne laissait pourtant rien à désirer, et ma carrière professorale m’intéressait vraiment. Ayant réussi à éviter jusque-là l’incorporation, je pensais que mes trente-huit ans m’en protégeaient à présent. D’ailleurs, les lois actuelles exemptaient les enseignants de service militaire, et j’avais beau interroger ma conscience, je me savais plus utile à mon poste que je ne l’aurais été dans l’armée.
Ma vie professionnelle était donc plus ou moins sûre. Quant à ma vie privée, elle paraissait assez incertaine. Je regagnais le théâtre de mon enfance, Seevl posée sur la mer ramenant au premier plan doutes et souvenirs.
Jethra avait été la capitale du pays, mais au début de la guerre, les autorités et la plupart des administrations s’étaient installées dans de nouvelles villes moins exposées, à l’intérieur des terres. Si un gouvernement symbolique subsistait à Jethra, le palais du Monseigneur était désormais inoccupé. Quant au sénat, il faisait partie des immeubles les plus abimés par les bombardements ennemis à l’ouverture des hostilités. Restaient la pêche côtière, un peu d’industrie légère, une tête de ligne, des hôpitaux, des instances organisatrices, des bureaux internationaux, même si une bonne partie des civils inutiles à l’effort de guerre avait déménagé. La capitale était devenue une grande ville fantôme désolée.
Retourner sur les lieux de son enfance évoque toujours des souvenirs. Jethra représentait mon foyer, mes parents, mon école, les amis avec qui j’avais par la suite perdu le contact… les visites régulières sur Seevl.
Souvenirs qui me rappelaient ce que j’avais été autrefois et donc, inévitablement, soulignaient ce que j’étais à présent. J’en ai lentement pris conscience dans le train où je réfléchissais aux jours enfuis. La perspective de revoir la ville éveillait ma curiosité ; celle de me rendre une fois de plus sur Seevl une nervosité manifeste, mais puisqu’il y avait à ce voyage une raison définie, il me semblait tenir la chance de retourner affronter le passé après deux décennies d’absence.
Durant ma jeunesse, la proximité de Seevl avait quelque chose de menaçant, en particulier pour les enfants. « Je vais t’envoyer sur Seevl », tel était le pire châtiment à brandir devant un garnement. Dans le monde alternatif de nos mythes, croque-mitaines et horreurs rampantes grouillaient sur l’île, lacis cauchemardesque de crevasses et de lacs volcaniques, de brumes sulfureuses, de cratères fumants et de rochers instables.
Vision aussi véridique – dans un sens imaginatif – pour moi que pour mes camarades, car je possédais la capacité enfantine inconsciente de considérer simultanément les choses de différents points de vue.
Je connaissais la réalité de Seevl, non moins horrible, mais d’une horreur différente de celle qui hante les livres pour la jeunesse ou le folklore puéril.
Je n’avais ni frère ni sœur. Mes parents, tous deux natifs de Jethra, avaient eu un premier bébé, mort un an avant ma naissance. Ma venue au monde avait donc été accueillie avec un empressement mêlé d’un amour inquiet. Il fallait me protéger, me surveiller avec un soin presque fanatique, pour des raisons que je n’ai commencé à comprendre qu’à l’âge adulte ou presque. Aujourd’hui, je me sens plus de sympathie pour mes géniteurs, mais ils m’entouraient de tels soins qu’à quinze ans, il me semblait encore être un objet précieux, susceptible d’être brisé, volé ou instantanément corrompu à l’instant même où ils relâcheraient leur garde. Les jeunes de mon âge traînaient dans la rue après les cours, s’attiraient des ennuis, essayaient le sexe, l’alcool, les drogues ou autres écarts de conduite ; moi, je rentrais à la maison partager les amis et les centres d’intérêt de mes parents. Comme je n’avais rien d’un esprit rebelle, je me pliais à leur volonté, peut-être parce que le monde m’était par ailleurs inconnu. Je ne remplissais cependant certains de mes devoirs que par obéissance filiale, refoulant l’impulsion d’y échapper purement et simplement, entretenant une sorte d’engourdissement permanent. Le principal consistait à accompagner mes parents lorsqu’ils rendaient visite à mon oncle paternel sur Seevl.
Les deux frères s’étaient mariés à peu près en même temps, malgré les quelques années de moins de Torm : dans notre salle à manger trônait une photographie des deux jeunes couples rassemblés. J’avais beau reconnaître les versions jeunes de mon père, ma mère et mon oncle, il m’a fallu des années pour comprendre que la jolie femme pendue au bras de Torm était tante Alvie.
Elle souriait, ce que je ne l’avais par ailleurs jamais vue faire. Sa robe s’ornait d’un joyeux imprimé fleuri, alors que ma tante arborait en permanence une vieille chemise de nuit et un cardigan rapiécé. Sa courte chevelure ondulée mettait son visage en valeur, contrairement aux longs cheveux gris douteux de l’Alvie plus âgée. La jeune beauté de la photographie, serrée contre son époux, levait la jambe pour montrer un genou aguicheur à l’appareil, tandis que tante Alvie était une infirme clouée au lit.
Peu après le mariage, le couple avait emménagé sur Seevl. Torm avait été embauché comme employé de bureau par un séminaire catholique sis dans la région la plus reculée des montagnes insulaires. Les prêtres n’avaient sans doute trouvé personne d’autre, car je ne vois pas pourquoi autrement ils auraient proposé le poste à Torm ni quelles raisons l’auraient poussé à postuler – lui qui n’avait que des croyances très vagues. Je sais en revanche que ce travail a déclenché entre mon père et lui une brouille, de courte durée mais aiguë.
Torm et Alvie vivaient sur Seevl avec leur nouveau-né lorsque la guerre a brusquement empiré. Rentrer à Jethra leur est devenu impossible. Quand les hostilités se sont de nouveau calmées, que le conflit s’est retransformé en une longue suite d’escarmouches épuisantes, les liaisons entre les îles et le continent ont été rétablies, mais tante Alvie, malade, était intransportable.
C’est durant sa longue maladie que mes parents ont pris l’habitude de passer le week-end là-bas – avec moi.
Ces visites me semblaient d’un ennui et d’une tristesse que rien ne venait soulager : un voyage jusqu’à une île sinistre, balayée par le vent, suivi d’un long trajet en voiture pour gagner une petite maison trop sombre, construite sur la lande, où le monde tournait autour d’un lit de douleur. On y parlait au mieux d’autres parents, au pire de mauvaise santé, de souffrance, de faux espoirs de guérison miraculeuse.
Mon seul soulagement, la raison pour laquelle on me traînait ostensiblement sur Seevl, s’incarnait en la fille de Torm et d’Alvie, ma cousine Seraphina – soi-disant mon amie. Seri avait bien un an de plus que moi, elle était grassouillette et plutôt bête, d’idées et d’expérience limitées, totalement indifférente à tout ce que je connaissais un tant soit peu. Rien ne nous rapprochait, mais on nous forçait à passer notre temps ensemble. La perspective de sa compagnie n’illuminait en rien les longs jours d’appréhension précédant les week-ends sur l’île, après lesquels le souvenir des heures moroses vécues avec elle me donnait une raison supplémentaire de ne jamais retourner là-bas.
Alors que je quittais la gare de Jethra, une jeune femme à l’uniforme seigneurial familier est sortie d’une voiture de police pour s’approcher de moi. Sur le moment, je lui ai trouvé des manières guindées, autoritaires.
« Lenden Cros ? m’a-t-elle demandé, m’accordant à peine un regard.
— Oui.
— Sergent Reeth. » Elle a tiré une carte d’un porte-cartes en cuir et me l’a tendue. J’ai entrevu une photographie couleurs, un tampon officiel, un nom et des rangées de chiffres, une signature griffonnée. « Je suis chargée de vous accompagner.
— On m’a dit de me présenter à la police, ai-je répondu, perplexe. Je pensais le faire demain avant de partir.
— Vous allez quitter le pays.
— Pas pour longtemps.
— Vous ne pouvez voyager sans escorte.
— Il s’agit d’une simple affaire de famille. Inutile de… »
Elle m’a jeté un coup d’œil trahissant ce que j’ai pris pour de l’indifférence. Sans doute avait-elle des ordres et ce que je disais lui semblait-il dénué d’importance.
« Bon, en quoi consiste la première étape ? » ai-je demandé.
Les événements prenaient une tournure déconcertante.
J’avais prévu de passer la nuit en ville, après avoir cherché dans le quartier du port une chambre bon marché. Un collègue m’avait donné le nom d’une rue où, d’après lui, je trouverais des hôtels modestes. Mes plans pour la soirée, plus vagues, consistaient à tenter de renouer le contact avec un ou deux vieux amis vivant peut-être encore à Jethra.
« Toutes les dispositions nécessaires à votre voyage ont été prises. Jethra est une zone de guerre.
— Je sais, bien sûr. En quoi cela affecte-t-il un court séjour sur Seevl ?
— Les déplacements des civils sont contrôlés.
— Ce n’est pas ce qu’on m’a dit. » J’ai jeté un coup d’œil dans mon portefeuille. « Regardez, on m’a donné un visa pour quitter la ville et un autre pour y revenir dans les sept jours. En fait, je ne pense pas rester plus d’un jour ou deux… »
Le manque d’intérêt m’est à nouveau apparu dans ses yeux.
« Si vous voulez bien monter en voiture », m’a-t-elle dit.
Elle a ouvert la portière arrière, aussi ai-je posé mon sac sur la banquette. Peut-être aurais-je dû y prendre place, mais je n’avais pas l’intention de me laisser promener à la manière des criminels. Refermant la portière, j’ai gagné l’avant du véhicule pour m’y installer. La policière, que cela ne semblait pas déranger, s’est assise au volant et a démarré.
« Où allons-nous ? ai-je questionné.
— Le bateau ne part que demain matin. Nous passons la nuit au Grand Shore Hôtel.
— Je pensais trouver moins cher, ai-je protesté, non sans inquiétude.
— Les réservations ont été faites à l’avance. Ce n’est pas moi qui ai choisi. »
Nous avons quitté la place de la gare pour nous engager dans l’artère principale menant au centre-ville. Je regardais défiler les immeubles.
Ma famille avait vécu dans la banlieue est de la capitale, à Entown, sur la côte. Mes souvenirs de Jethra même étaient donc incomplets mais aussi enfantins. Je reconnaissais divers bâtiments, des noms de rues, des parcs et des places ; certains soulevaient en moi des associations d’idées vagues mais poignantes, subtilement dérangeantes. Autrefois, le centre-ville représentait pour moi l’endroit où travaillait mon père, où ma mère allait parfois faire des courses. Les noms de rues constituaient des repères disséminés sur leur territoire, non le mien. De nos jours, la capitale semblait abandonnée, mal aimée : beaucoup d’immeubles avaient été abimés par les bombes et les explosions, des centaines d’autres condamnés. Les attaques ennemies avaient aussi réduit à l’état de gravats des quartiers entiers. La circulation était réduite : des camions, des bus, quelques voitures, aucun véhicule d’un modèle récent. Tout paraissait décrépit, bricolé. Le nombre des charrettes à cheval avait de quoi surprendre.
Un carrefour nous a imposé un arrêt de quelques secondes.
« Vous vivez à Jethra ? ai-je demandé au sergent Reeth dans le silence qui s’étirait entre nous.
— Non.
— Vous avez l’air de savoir par où passer.
— Je suis arrivée ce matin. J’ai eu le temps de me repérer. Entraînement policier. »
Ces derniers mots m’ont semblé trahir une familiarité limitée avec le métier, comme si l’entraînement en question n’était pas terminé depuis bien longtemps. J’ai jeté un coup d’œil en coin à la conductrice. Elle paraissait très jeune. La circulation a repris, mon chauffeur a passé une vitesse puis accéléré. Le court dialogue s’est achevé.
Jamais je n’avais logé au Grand Shore Hôtel ; jamais je n’en avais seulement franchi les portes. C’était l’établissement le plus vaste, le plus cher de la ville. Dans mon enfance, il servait de théâtre aux mariages de la haute société, aux conférences des hommes d’affaires et aux cérémonies civiques les plus voyantes. Tout cela sans doute avant l’évacuation d’urgence vers la province.
Le sergent Reeth a garé la voiture sur le parking voisin de l’entrée principale, devant l’imposante façade de brique rouge noircie par la suie.
Elle s’est tenue à l’écart tandis que j’inscrivais mon nom sur le registre. Le réceptionniste a poussé vers moi deux morceaux de carton blanc à signer : un pour une chambre à mon nom, l’autre, portant le numéro suivant, pour mon escorte. Un employé s’est emparé de mon sac, avant de nous entraîner dans le grand escalier incurvé jusqu’au premier étage – miroirs et chandeliers, épaisse moquette, plâtre doré. Mais miroirs dépolis, moquette usée, peinture écaillée. Le bruit étouffé de nos pieds sur les degrés formait un piètre substitut aux fêtes lointaines dont le souvenir s’attardait sans doute en ces lieux.
Le portier a ouvert ma chambre, s’y est avancé. Le sergent s’est approché de la sienne, a fait jouer sa clé dans sa serrure puis disparu sans m’accorder un regard.
J’ai donné un pourboire à l’employé, qui s’est retiré, j’ai vidé mon sac et accroché mes affaires dans la penderie. Ensuite, comme j’avais passé toute la journée dans le train, j’ai pris une douche puis enfilé des vêtements propres. Enfin, me laissant tomber sur le lit, j’ai parcouru du regard la chambre vieillotte.
Ce moment d’inaction inattendu m’offrait l’occasion d’examiner le passé. Au départ, consacrer du temps à une inconnue n’entrait pas dans mes intentions. Qu’allais-je faire de ma soirée ? Partir de mon côté ou tenir compagnie à la jeune femme ? En tant qu’escorte, était-elle censée partager mon repas ? La tâche lui était-elle échue tout entière, ou quelqu’un d’autre la remplacerait-il plus tard, quand son tour de garde s’achèverait ?
À peine la pensée m’était-elle venue qu’une évidence s’est imposée à moi : depuis les tout premiers instants ou presque de notre rencontre, j’espérais que le sergent Reeth serait seule chargée de m’escorter. Malgré ses manières glaciales et nos répliques empruntées, je la trouvais attirante. Par quel hasard, quel enchaînement d’événements, cette jolie fille s’était-elle vu assigner pour tâche d’accompagner en voyage quelqu’un comme moi ? Étonnamment, elle me rappelait déjà une de mes maîtresses des années enfuies : à peu près le même âge, les mêmes teint et cheveux clairs. J’avais noué avec Lelian une des nombreuses relations, parfois superficielles, engagées au fil des ans. Peut-être, si j’avais rencontré le sergent Reeth à l’époque, en aurait-elle également fait partie. Autres temps, autres mœurs.
Avec l’âge, cependant, la sagesse était censée m’être venue. J’avais découvert que les passades sans importance se terminent presque toujours mal. Depuis des années, je n’avais mis personne dans mon lit, préférant les tourments dilués de l’abstinence Mon escorte me rappelait le passé de la même manière que la ville : j’avais pris mes distances avec les deux.
Comme il n’y avait rien à boire dans la chambre et que j’avais soif, j’ai décidé de me rendre au bar du rez-de-chaussée. En me dirigeant vers l’escalier, j’ai dépassé un ascenseur que je n’avais pas remarqué à mon arrivée. Une pancarte imprimée accrochée à sa porte le déclarait interdit aux clients de l’hôtel. Au sommet de l’imposante volée de marches, je me suis dit que je devrais demander par politesse à mon accompagnatrice si elle voulait boire quelque chose, elle aussi.
Le coup que j’ai frappé à sa porte l’a fait réagir aussi vite que si elle s’était tenue juste derrière, à m’attendre.
Toujours en uniforme, elle m’a dit qu’elle prendrait un verre avec plaisir, merci. Ensemble, nous avons descendu l’escalier.
Le bar, fermé à double tour, n’était pas éclairé. J’ai sonné la cloche du salon ; un instant plus tard, un serveur âgé s’est présenté.
Il a pris notre commande avant de repartir, tandis que nous nous installions maladroitement à une table en évitant de nous regarder dans les yeux.
« Vous jouez souvent les escortes, sergent Reeth ? ai-je demandé pour faire la conversation.
— Non. C’est la première fois.
— Mais ce genre de tâche se présente fréquemment ?
— Je ne sais pas. Je ne sers le Monseigneur que depuis moins d’un an.
— Alors comment se fait-il qu’on vous ait demandé de m’accompagner ? »
Elle a haussé les épaules, posé sur la table des doigts qu’elle a regardés fixement.
« Nous sommes de corvée par roulement. Les tâches à remplir sont indiquées au tableau d’affichage, dans le couloir, et nous sommes censés postuler. Quand celle-là s’est présentée, je me suis portée volontaire. »
À cet instant précis, le serveur est revenu avec nos consommations.
« Vous dînez ici, ce soir ? m’a-t-il demandé.
— Oui. » M’apercevant que j’avais parlé en nos deux noms, j’ai jeté un coup d’œil au sergent Reeth pour obtenir confirmation. « Oui », ai-je répété.
Lorsque le vieil homme est reparti, le silence est retombé. J’ai parcouru le salon des yeux. Personne, à part nous ; peut-être l’hôtel était-il par ailleurs inoccupé. La pièce donnait une séduisante impression de grâce aérienne avec ses hautes fenêtres aux longs rideaux de velours, ses grands abat-jour prince consort et ses chaises en osier à large dossier rassemblées autour des tables basses. Des dizaines de plantes en pots la décoraient, fougères cascadantes et grands palmiers d’intérieur qui rendaient un peu de vie au vieux bâtiment par ailleurs décrépit. Les plantes bien vertes, robustes, témoignaient qu’on s’occupait toujours de les épousseter, les arroser, les soigner.
Les silences maladroits de ma compagne m’offraient l’occasion de l’examiner. Elle devait avoir vingt-deux ou vingt-trois ans. Bien qu’elle ait laissé son calot dans sa chambre, son uniforme – très amidonné, délibérément neutre – l’asexuait bel et bien. Sans maquillage, ses cheveux châtain clair tirés en chignon, elle paraissait timide, renfermée, inconsciente de mon regard.
« Vous êtes originaire de Seevl ? a-t-elle enfin demandé, rompant le silence.
— Non… Je suis d’ici, de Jethra.
— Vous connaissez bien l’île ?
— Je n’y ai pas mis les pieds depuis des années. Et vous ?
— Non, je n’ai jamais quitté le pays.
— Vous avez une petite idée de ce qui vous attend ?
— J’ai entendu dire que c’était une île aride. Montagneuse, peu arborée. Hivernale toute l’année.
— Ce n’est pas à ce point, ai-je objecté. Mais je ne prétends pas la connaître vraiment, bien que le paysage n’ait sans doute guère changé. » En voulant siroter une gorgée, j’ai failli vider mon verre cul sec. Il me fallait de quoi adoucir les angles de la conversation. « Je détestais aller là-bas. En fait, ça m’angoissait énormément.
— Pourquoi ?
— L’ambiance, le paysage », ai-je dit vaguement, évitant les souvenirs précis. Au fond de mon esprit s’agitaient les impressions laissées par les séjours au séminaire, la chambre déprimante d’Alvie et son occupante, les landes, le vent obstiné, les tours abandonnées. Tout cela inexprimable devant une inconnue. « C’est sinistre, mais il y a autre chose, une ambiance indescriptible. Vous vous en rendrez sans doute compte demain, dès notre arrivée là-bas. »
J’avais délibérément laissé la dernière phrase en suspens afin de permettre à la jeune femme de m’informer qu’elle partageait la corvée avec des collègues, mais elle n’a pas relevé, ce que j’ai trouvé assez agréable.
« J’ai l’impression d’entendre mon frère, a-t-elle dit à la place. D’après lui, quand une maison est hantée, il le sent.
— Je n’ai pas dit que Seevl était hantée », ai-je protesté, prenant aussitôt la défense de l’île. Avant d’ajouter : « En ce qui concerne le vent, néanmoins, vous avez raison. »
Jethra avait été bâtie dans l’ombre des collines de Murinan, mais à l’ouest de la ville s’ouvrait une large vallée rectiligne s’étendant jusqu’au travers des contreforts de la lointaine chaîne polaire. Tout au long de l’année, excepté durant quelques courtes semaines en plein été, un vent puissant descendait de cette dépression jusqu’à la mer pour aller mugir sur les landes et les montagnes dénudées de Seevl. Seule sa portion est, la plus proche de Jethra, abritait des villages de quelque importance. C’était là que se trouvait l’unique port insulaire tourné vers le nord, Seevl Ville.
Je me souvenais très clairement du spectacle qu’elle offrait au printemps. De la fenêtre de ma chambre, je distinguais au sud les taches éclatantes des fleurs roses, blanches ou rouges ornant les arbres le long des routes et des boulevards de Jethra, mais plus loin, sur la mer Centrale, se découpait Seevl toujours prisonnière de sa gangue de neige hivernale.
La mention d’un frère constituait pour moi la première information relative à mon escorte, que j’ai entrepris d’interroger à ce sujet. Il travaillait aussi pour la Seigneurie, m’a-t-elle expliqué, dans la Police frontalière. Au retour de son unité – récemment embarquée à destination du continent austral –, une promotion lui serait peut-être offerte. La guerre, confuse pour ceux qui y prenaient part, plongeait les autres dans une confusion semblable : les civils restés au nord avaient du mal à suivre les progrès des campagnes militaires, car ni le terrain ni la géographie ni les noms des divers hauts lieux du continent austral ne leur étaient familiers.
Du moins les îles persistaient-elles dans leur neutralité, quoiqu’il se soit agi pour moi d’un bienfait mitigé. Si Seevl avait été rattachée au Faiandland – la question s’était posée un moment –, s’y rendre depuis le continent aurait été fort simple. Les choses étant ce qu’elles étaient, l’île faisait techniquement partie d’un territoire étranger. Je n’avais appris la mort de Torm que plus d’un mois après l’événement. En même temps que la nouvelle, m’était parvenue une requête du père confesseur du séminaire me demandant de visiter au plus tôt la maison de mon oncle afin de trier ses affaires. Les deux messages m’avaient été transmis par l’intermédiaire du Département Seigneurial des Visas de Jethra. S’ils m’étaient arrivés directement plutôt que par un canal officiel, si les prêtres avaient disposé de mon adresse, j’aurais gagné l’île discrètement, officieusement, mais il n’en serait rien. Les autorités avaient appris à l’avance ma visite sur Seevl, aussi m’avait-on imposé une escorte.
J’expliquais au sergent Reeth les raisons de mon voyage – documents à signer, tri des meubles à donner ou à faire détruire, choix des papiers à conserver – lorsque le serveur est revenu. Il apportait la carte afin de nous laisser entendre en toute discrétion que le personnel des cuisines était prêt à s’occuper de nous. Pendant que nous consultions le menu, il a tiré les rideaux devant les grandes fenêtres, puis nous l’avons suivi jusqu’à la salle à manger.
Ma dernière visite sur Seevl. Mes quatorze ans.
Je m’efforçais de me concentrer sur les examens que je n’allais pas tarder à affronter, mais je savais qu’en fin de semaine, nous irions rendre visite à ma tante, mon oncle et ma cousine. C’était l’été. Une chaleur figée pesait sur la capitale, poussiéreuse et étouffante. À ma fenêtre, incapable de m’absorber dans mes révisions, je regardais la mer par-dessus les toits. Seevl était verte, d’un vert sombre robuste, mensonge coloré, illusion de luxuriance.
Les jours passaient avec lenteur tandis que je récapitulais les tactiques d’évitement auxquelles j’avais eu recours par le passé : brusque migraine, crise soudaine de gastro-entérite, maladie obscure soi-disant transmise par un inconnu… tout ce qui me venait à l’esprit et permettrait peut-être de repousser l’échéance. Le jour dit a pourtant fini par arriver. Il n’était plus question d’échapper au voyage. L’aube n’était pas encore levée que nous avions quitté notre maison pour nous hâter dans la clarté naissante, fraîche et délicieuse à cette époque de l’année, afin de prendre le premier tramway de la journée.
À quoi rimaient ces visites ? Hormis si mes parents communiquaient dans un code d’adultes que je n’avais jamais percé, elles dérivaient juste de l’habitude, du sentiment de culpabilité lié à la maladie d’Alvie et d’un sens plus large des obligations familiales. Apparemment, Torm et mon père n’avaient plus rien en commun : à ma connaissance, jamais ils n’avaient de discussions intéressantes telles qu’en ont les adultes cultivés, je le sais maintenant (mes parents étaient cultivés, mon oncle aussi, bien que je n’aie pas de certitude quant à ma tante). Ils échangeaient des nouvelles, toujours périmées, parlaient d’expériences, de considérations ou d’événements triviaux, récents ou non mais de toute manière dénués d’intérêt. De choses exclusivement familières ou familiales : une tante ou un cousin avaient déménagé ou changé de travail, un neveu s’était marié, un grand-oncle était mort. Des photographies circulaient parfois autour du lit de la malade : la nouvelle maison du cousin Jay, ça c’est nous à la montagne, vous savez que Kissi, la fille de notre belle-sœur, a eu un autre enfant ? On aurait dit qu’ils n’avaient pas la moindre idée à exprimer, le plus petit sens de l’abstraction, la plus infime notion de l’existence possible d’un monde plus vaste – au-delà de l’univers étroit où ils étaient cantonnés à cet instant précis. Ce genre de choses me préoccupait sérieusement, à l’époque. J’essayais d’apprendre à penser par moi-même. J’ai fini par en tirer la conclusion, pleine de maturité pour mon âge, que ces échanges banals permettaient le nivellement. On aurait presque dit que mes parents et mon oncle s’injectaient une impression de médiocrité afin de se ramener au niveau d’Alvie, c’est-à-dire de donner l’impression qu’elle n’était plus malade.
À ce moment-là, j’y voyais une certaine logique.
Mais qu’étaient devenus les souvenirs qu’ils possédaient les uns des autres ? N’avaient-ils pas un passé commun à évoquer ? Seul signe de ce parcours oublié, la photographie datant d’avant ma naissance et trônant chez moi, dans la salle à manger. Elle me fascinait. Où et quand avait-elle été prise ? Par qui ? Que faisaient les deux couples à ce moment-là ? S’agissait-il d’un jour de bonheur, comme il le semblait, ou un incident quelconque l’avait-il entaché un peu plus tard ? Pourquoi ne parlait-on jamais de cette époque ?
Ce qui avait entaché les années suivantes, c’était sans doute la maladie envahissante de ma tante. Ses effets se faisaient sentir partout, dans le passé et le présent : Alvie ne pensait plus qu’à la souffrance, à l’inconfort, aux traitements qu’elle subissait, au médecin qui ne comprenait rien, à l’absence d’hôpital correct dans les environs, à l’irrégularité des soins qui lui étaient dispensés, aux médicaments avec leur cortège d’effets secondaires.
Le mal progressait sournoisement. À chacune de nos visites, ma tante était un peu plus faible. Pour commencer, ses jambes sont devenues insensibles. Puis l’incontinence s’est installée. Ensuite, il a fallu éliminer la nourriture solide. Malgré sa constance, le déclin était très lent. Les détériorations nous étaient en principe apprises par lettre, chez nous ; chaque fois que je voyais Alvie, je m’attendais à la trouver les bras ratatinés, les dents pourries, prêtes à tomber. Jamais mon imagination de goule enfantine n’était satisfaite. Au contraire, lorsque je me résignais à un nouveau week-end sur Seevl, une déception m’attendait, une surprise à rebours fondée sur mes peurs morbides : ma tante avait l’air en pleine forme par comparaison avec ce que j’avais évoqué ! Plus tard seulement, quand nous étaient confiées des nouvelles déprimantes, nous entendions parler d’horreurs, de tortures inédites.
Pourtant, les années s’étiraient et Alvie était toujours là, dans son lit, soutenue par huit ou neuf oreillers, les cheveux rassemblés sur l’épaule en un écheveau aplati. De plus en plus grasse et pâle, de plus en plus grotesque, certes, mais quiconque ne prend jamais d’exercice ni ne met le nez dehors subit ce genre de changements. Son moral demeurait d’acier : sa voix monocorde, triste et lasse ne formulait que des pensées décidément terre à terre. La grabataire se contentait de décrire ses douleurs et déceptions de manière pratique, sans se plaindre. Consciente de s’éteindre à petit feu, elle parlait cependant d’avenir, même si elle en avait une vision des plus étroites (qu’aimerais-je recevoir pour mon anniversaire ? que ferais-je une fois mes études terminées ?). Elle nous présentait un exemple de vaillance, un modèle de stoïcisme dans le malheur.
Chaque fois que nous venions en visite, un prêtre passait la voir. J’estimais non sans cynisme que les occupants du séminaire se déplaçaient uniquement s’il se trouvait là quelqu’un du monde extérieur pour le remarquer. Alvie avait du « courage », disaient-ils ; de la « force d’âme » ; elle « portait sa croix ». Je détestais les hommes en soutane noire qui, l’air vertueux, agitaient les mains au-dessus du lit pour en bénir l’occupante mais aussi son entourage. Il m’arrivait de penser que c’étaient eux qui la tuaient. Ils priaient non qu’elle guérisse mais qu’elle meure tout doucement, leur donnant un argument de poids théologique à offrir à leurs élèves. Mon oncle n’avait pas la foi, son travail n’était pour lui qu’un travail. La religion apportait l’espoir, les prêtres allaient le lui prouver en tuant lentement sa femme.
Je me rappelle trop de choses embarrassantes. Des sentiments, pas des faits ; des impressions, pas des certitudes. J’en savais, j’en sais toujours tellement peu.
La dernière visite. Oui.
Le bateau a accosté à Jethra en retard : l’employé des bureaux du port nous avait appris que le moteur subissait des réparations d’urgence. J’avais eu un moment de joie à la pensée qu’il allait falloir annuler le voyage, mais le bac a fini par apparaître au loin puis par s’approcher lentement pour nous embarquer. Une poignée d’autres passagers attendait également. Je n’ai pas la moindre idée de leur identité ni des raisons qui les poussaient à faire la traversée.
À peine avions-nous quitté le quai qu’il m’a semblé arriver à Seevl. Les falaises de calcaire gris se dressaient juste devant nous, l’air marin limpide donnant l’illusion de raccourcir les distances. Gagner Seevl Ville demandait cependant une heure de navigation, car il fallait s’éloigner en mer pour éviter les hauts fonds de Stromb Head avant de s’engager dans le profond chenal à l’abri des falaises de l’île. Je me tenais à l’écart de mes parents, les yeux fixés sur les parois rocheuses, cherchant à distinguer les landes au-delà, sentant s’installer l’appréhension qui me retournait toujours l’estomac au moment d’arriver. Il faisait frais sur le pont : le soleil se levait rapidement, mais le vent nous enveloppait, descendu des terres qui nous dominaient. Mes parents sont allés s’installer au bar pour y échapper tandis que je restais à mon poste près des caisses, des bétaillères, des paquets de journaux, des cageots de boissons et de deux tracteurs.
Les maisons de Seevl Ville, disposées en terrasses sur les collines environnant le port, construites dans la pierre grise de l’île, arboraient des toits blanchis autour des cheminées par les excréments d’oiseaux. Le lichen orange qui poussait sur leurs murs et leurs toitures gâchait la vision d’ensemble, leur donnant l’air décrépites. Sur l’éminence la plus haute, au-dessus de la bourgade, se dressaient les ruines abandonnées d’une tour que je ne regardais jamais vraiment tant j’en avais peur.
Pendant que le bateau glissait sur les eaux calmes du port abrité, mes parents ont quitté le bar pour venir m’encadrer telle une escorte militaire décidée à m’empêcher de fuir.
Nous devions prendre en ville une voiture de location, ce qui aurait constitué à Jethra un luxe dispendieux mais était nécessaire sur cette île sauvage. Mon père l’avait réservée la semaine précédente mais elle n’était pas prête, et nous avons attendu une heure voire plus dans un bureau glacial avec vue sur le port lugubre. Le bateau est reparti. Mes parents, muets, s’efforçaient de ne pas me prêter attention tandis que je m’agitais ou me livrais à des tentatives sporadiques pour me concentrer sur mon livre.
Les rares fermes de l’île élevaient des bêtes décharnées et cultivaient des céréales hybrides sur sa partie orientale désolée, parfois autour de Seevl Ville. La route grimpait parmi les petites exploitations en suivant les contours des champs – angles aigus et virages escarpés. Sa surface autrefois métallisée se craquelait maintenant, à cause sans doute des hivers rigoureux et des problèmes économiques universels. La voiture plongeait de manière désagréable dans les nids-de-poule ; ses roues patinaient souvent sur les bas-côtés caillouteux. Mon père, les lèvres serrées, s’efforçait de maîtriser non seulement la chaussée périlleuse mais aussi le véhicule inconnu. Il roulait trop vite sur les portions nivelées, freinait trop tard dans les virages, devait sans arrêt corriger ses erreurs. Ma mère, la carte sur les genoux, se tenait prête à lui donner des indications, mais nous étions irrémédiablement perdus sur Seevl, car jamais nous n’empruntions deux fois de suite le même itinéraire. Quant à moi, qui disposais de la banquette arrière inconfortable et glacée, je pensais à la maison. Mes parents ne me prêtaient aucune attention, hormis lorsque ma mère se retournait pour voir ce que je faisais. Je ne faisais rien. Je regardais par la vitre en une muette absence de réaction, regrettant de ne pas rêver.
Il nous a fallu presque une demi-heure de ce régime pour atteindre le premier sommet. La dernière ferme, la dernière haie, le dernier arbre se trouvaient à des kilomètres derrière nous. De l’endroit où la route franchissait la crête, j’ai entrevu Seevl Ville au loin et contemplé la vision malvenue de la mer intérieure gris métallique, parsemée d’îlots et de rochers. La côte du continent m’est apparue de l’autre côté du détroit, vision peu familière, baignée de soleil.
La route montait et descendait parmi les landes selon les caprices du terrain, serpentant à travers les broussailles. Lorsque la voiture émergeait d’une passe élevée, encadrée de grands à-pic calcaires au pied enfoui dans des éboulis, une rafale de vent du nord la poussait parfois brusquement de côté.
Mon père conduisait de manière heurtée, s’efforçant d’éviter les cailloux tombés sur la chaussée et les nids-de-poule imprévisibles. La carte attendait dans le giron de ma mère, inutile, car il prétendait se souvenir du chemin. Pourtant, il avait beau nous montrer les repères soi-disant familiers que nous croisions, il se trompait souvent, empruntant même par moments des voies secondaires qui ne menaient nulle part. Ma mère demeurait tranquillement muette jusqu’à ce qu’il s’en rende compte. Il lui arrachait alors la carte puis faisait demi-tour ou repartait en marche arrière jusqu’à l’endroit où il avait pris le mauvais embranchement, qu’il dépassait parfois sans s’en apercevoir, aggravant le problème.
Je les laissais s’occuper de tout même si, comme ma mère, je savais en général quand nous étions dans l’erreur. Ce n’était pas la route qui m’intéressait, mais le paysage.
La gigantesque vacuité des landes de Seevl me semblait toujours aussi consternante qu’impressionnante. Les bourdes de mon père présentaient le double avantage de retarder notre arrivée au séminaire mais aussi de déployer devant mes yeux un vaste panorama de l’île.
La route passait près de plusieurs tours abandonnées, constructions qui avaient le don de m’effrayer. Les insulaires les évitaient, j’ignorais pourquoi. Lorsque la voiture en croisait une, j’osais à peine la regarder tellement elle me faisait peur, mais mes parents ne s’en rendaient même pas compte. Si nous roulions lentement, je me blottissais sur la banquette, les muscles contractés, m’efforçant de ne pas bouger, m’attendant à ce que quelque goule de légende se rue vers nous. Jamais je n’ai vraiment compris la terreur que m’inspiraient ces ruines. Je n’en savais que ce qu’on en voyait : elles étaient abandonnées, énigmatiques ; elles ne ressemblaient à rien de ce qu’on trouvait chez moi.
Au bout d’un moment, la route s’est détériorée davantage encore, se transformant en une piste grossière constituée de deux bandes parallèles gravillonnées, séparées par des hautes herbes robustes qui grattaient le plancher de la voiture.
Nous avons passé une heure ou deux de plus dans les landes, puis le sentier est redescendu jusqu’à une vallée peu profonde que je reconnaissais à chaque fois. Quatre tours décrépites se dressaient telles des sentinelles sur la crête au-dessus de la dépression, pratiquement dépourvue d’arbre mais emplie d’épineux. Tout au fond, près d’un cours d’eau indiscipliné, s’étendait un minuscule hameau avec vue sur la mer et le continent. De là, on distinguait même une partie de Jethra, ombre noire au flanc des collines de Murinan, à la fois proche et lointaine. Déjà, on commençait à regarder et à voir en insulaire.
Après avoir traversé le village, nous avons de nouveau grimpé les hautes montagnes tandis que j’attendais avec impatience une des surprises pittoresques du voyage : sur une certaine distance, l’île n’était qu’une bande de terre étroite dont la route, sortant des landes, longeait brièvement la côte. Quelques minutes durant, on découvrait la mer Centrale au sud de Seevl, chose impossible depuis Jethra comme d’ailleurs depuis presque tout le littoral alentour. Des îles sans nombre se pressaient sur les flots jusqu’à l’horizon. Seevl était trop proche et trop froide pour représenter vraiment à mes yeux l’Archipel du Rêve, que j’imaginais complètement différent : labyrinthe luxuriant, brûlant, indolent, envahi de jungle ou aride mais de toute manière somnolent sous le soleil équatorial, peuplé de races étrangères aux coutumes et aux langues aussi bizarres que leur cuisine, leurs vêtements ou leurs demeures. Seevl, terre froide posée juste au large du Faiandland, faisait géologiquement sinon politiquement partie de mon pays. La vue élevée qu’elle offrait sur la mer ceinturant le globe, avec ses tropiques tentateurs, me donnait un aperçu presque cruel d’un monde où je ne pénétrerais jamais, baigné de soleil marin, très éloigné du Nord. Le reste n’était que rêve.
Les traînées de condensation laissées par les avions se découpaient dans le ciel, s’éloignant en spirales vers le sud.
Une autre vallée, un autre hameau. La route nous ramenait vers l’intérieur de l’île.
Nous approchions enfin du séminaire. Je regardais malgré moi droit vers l’avant, guettant son apparition.
Après dîner, mon escorte et moi avons regagné nos chambres respectives, elle pour prendre un bain et se laver les cheveux, m’a-t-elle dit, moi parce que je n’avais nulle part ailleurs où aller ni rien d’autre à faire. Lorsque j’ai essayé de téléphoner à un ami pour le recontacter, j’ai découvert que la ligne des clients avec l’extérieur était en dérangement. Immobile sur le lit, ma valise me servant de repose-pieds, j’ai contemplé le tapis d’un œil fixe avant de reprendre la lettre du père confesseur.
Sa prose ampoulée, alourdie de circonlocutions et d’intentions rigides – destinée à susciter la sympathie mais aussi, me semblait-il, une certaine crainte – paraissait d’autant plus étrange que je m’efforçais de la relier à l’amertume autrefois inspirée par les prêtres.
Un exemple parmi d’autres restait présent à ma mémoire. Alors que je me promenais sur une pelouse du séminaire, près d’un parterre de fleurs, un religieux était venu me réprimander d’un ton sévère sous prétexte que je risquais d’abimer les jardins. Le reproche avait beau être immérité, je l’avais accepté avec humilité. Pas un de ces hommes ne pouvait résister à l’envie de me faire des remontrances : ayant de l’univers une connaissance supérieure à la mienne, ils m’avertissaient de l’existence de l’enfer, du sort imminent qui m’attendait inéluctablement. Ce prêtre-là était peut-être devenu depuis le révérend père, dont la lettre sous-entendait la même menace : occupez-vous des affaires de votre oncle, ou nous déciderons de votre destin et Dieu y pourvoira.
M’allongeant sur le lit, l’esprit empli de Seevl, j’ai songé au voyage du lendemain.
L’île allait-elle me déprimer, comme Jethra depuis mon arrivée ? Ou me faire à nouveau aussi peur qu’autrefois ? Les religieux ne m’inspiraient plus aucune crainte avec leurs machinations célestes. Alvie était morte depuis longtemps, Torm l’avait suivie, tous deux avaient rejoint mes parents – génération disparue. Seevl m’intéressait en elle-même – comme endroit, comme paysage – parce que je ne l’avais vue qu’avec des yeux d’enfant, mais je n’avais pas particulièrement envie d’en traverser une fois de plus les landes désertes, d’en contempler les spectacles austères de rochers et de marais. Quant aux tours abandonnées, c’était un autre problème, dont je ne savais que penser. Les superstitions puériles subsistaient-elles à l’âge adulte ?
Une chose était sûre : ce voyage serait différent des précédents. Peut-être, en partant de chez moi au matin, avais-je cru sans le formuler qu’il serait semblable, mais l’apparition du sergent Reeth avait changé la donne.
Au cours du dîner, la jeune femme m’avait confié son prénom, Ennabella, mais demandé d’utiliser son diminutif : Bella. Cela quand nous avions commandé notre deuxième bouteille. Moi qui avais la majeure partie du vin dans l’estomac, je n’avais pu retenir un sourire : la pensée que les policiers s’appelaient Bella ne m’était jamais venue, mais j’en avais la preuve sous les yeux. Elle buvait vite, se détendant elle aussi sous l’effet de l’alcool, au point de m’interdire de lui donner son grade. En la considérant assise devant moi dans la chemise kaki amidonnée de sa profession, j’avais malgré tout peine à croire qu’elle était sincère. L’appeler Bella en mon for intérieur m’aidait pourtant réellement. Le masque derrière lequel elle se cachait glissait peu à peu. Elle m’avait révélé que l’entraînement de la Seigneurie avait constitué une expérience difficile mais qu’elle s’était bien débrouillée, qu’elle avait réussi à se faire des amis et à gagner des points de compétence. Elle n’était pas sergent depuis longtemps car elle était montée en grade très vite, encore jeune. Bien qu’elle ne m’en ait pas dit autant, j’avais déduit de son ascension qu’elle était une battante capable de conquérir le respect de ses supérieurs. Elle possédait une sorte d’innocence, d’ingénuité que j’avais discernée à plusieurs reprises dans ses grands yeux sans parvenir à décider s’il s’agissait d’une attitude naturelle ou si elle s’en servait pour m’influencer. J’avais passé presque tout le repas à tenter de la décrypter : son uniforme m’embrouillait, vêtements ternes forcément associés à la répression seigneuriale des idées non conformistes et aux attaques contre les libertés civiles. L’appeler Bella… ce n’était pas facile. Elle riait peu mais de manière désinhibée, la tête rejetée en arrière, les yeux plissés, puis me souriait ensuite. J’aimais son rire, j’aimais les sentiments qu’elle éveillait en moi, mais elle me faisait sentir mon âge. L’idée que les rôles s’inversaient m’obsédait – moi qui avais atteint la maturité, je devenais son escorte protectrice. Malgré son uniforme sévère, sa coiffure austère, il était facile d’oublier qu’elle appartenait à la Seigneurie, que ses yeux pétillants et ses sourires de gamine dissimulaient d’immenses pouvoirs.
J’avais renoncé depuis un petit moment à contacter mes amis quand le téléphone de la chambre a sonné, une sonnerie fêlée, intermittente, qui indiquait peut-être un court-circuit sur la ligne. J’ai décroché.
« Allô ?
— C’est la chambre d’à côté. Bella Reeth. Désolée de vous déranger. »
Je n’ai pas répondu, ne sachant que dire.
« Mon sèche-cheveux ne marche pas, a-t-elle repris au bout de quelques secondes. La fiche ne correspond pas à la prise. Auriez-vous un adaptateur ou un sèche-cheveux à me prêter ?
— Oui, ai-je aussitôt lancé. Je retirerai une fiche d’un appareil quelconque.
— Je peux venir, alors ?
— Oui, oui.
— Vraiment ? Je ne vous dérangerai pas ?
— Non. Je vais tout de suite déverrouiller ma porte. »
Elle est donc venue, apparaissant sur mon seuil une serviette enroulée autour de ses cheveux humides, son sèche-cheveux électrique à la main, en peignoir de soie mi-long fermé par une ceinture mais dépourvu de boutons. Le fin tissu blanc dissimulait à peine son corps. Sa main libre en réunissait les deux pans entre ses seins. Ses mamelons étaient érigés, cela se voyait sous la soie légère.
Je l’ai considérée, bouche bée. La proximité d’une jeune femme aussi attirante avait fait palpiter toute la soirée de vagues fantasmes au fond de mon esprit, mais je ne m’attendais pas à ce qu’elle vienne dans ma chambre sous ce qui ressemblait fort à un simple prétexte. Les implications de sa conduite dépassaient de loin notre relation jusque-là hésitante, maladroite. Il était tard, elle arrivait quasi dévêtue, nous ne nous connaissions presque pas. Je l’ai priée d’entrer avant de refermer la porte. Aussitôt le téléphone raccroché, j’avais tiré près du lit le fauteuil fourni par l’hôtel, où je lui ai fait signe de s’asseoir. Le siège étant très bas, elle s’est retrouvée le giron en dessous des genoux, qu’elle a gardés bien serrés. J’ai cherché mon canif et un appareil sur lequel prélever une fiche, pour finir par prendre la lampe de chevet. La tête basse, j’ai entrepris de retirer les petites vis maintenant les fils.
Pendant ce temps, Bella a ôté la serviette dont elle s’était enveloppé le crâne puis a secoué sa chevelure, qui est retombée en boucles autour de son visage. Une fragrance délicate de shampoing ou de savon a dérivé jusqu’à moi.
« Il faut que je me sèche les cheveux juste après les avoir lavés, m’a-t-elle expliqué. Sinon, ils se mettent à friser. »
Je me débattais avec la fiche, m’efforçant de faire vite sans montrer ma nervosité. Son genou sortait par l’ouverture de son peignoir, si proche de mon visage que je distinguais le duvet de minuscules poils fins sur son mollet. Une pensée me tournait dans la tête : je n’avais ni cherché ni provoqué ce qui se passait, c’était Bella qui s’offrait à moi en venant ainsi dans ma chambre, je n’avais rien à me reprocher, j’avais le droit de réagir, mais je ne voulais pas, je n’avais pas cherché ce qui se passait mais la tentation était là, je n’avais vraiment rien à me reprocher ce qui me donnait le droit de réagir, mais…
Elle attendait, penchée en avant. J’avais une conscience tellement aiguë de sa présence, de sa propreté radieuse après la douche, de son jeune corps, de son peignoir révélateur qu’il m’était impossible de la regarder.
La fiche s’est détachée de l’extrémité du fil électrique.
« Passez-moi le sèche-cheveux », ai-je demandé, levant les yeux vers la visiteuse le temps de prendre l’appareil.
Il restait à le débarrasser de sa propre fiche puis à la remplacer par l’autre, ce qui allait encore m’occuper les mains un moment.
Je sentais que Bella m’observait tandis que je m’absorbais dans cette tâche basique.
« Vous croyez qu’ils ont d’autres clients, à l’hôtel ? a-t-elle interrogé.
— Nous n’en avons pas vu, n’est-ce pas ? »
Le bar fermé, le salon silencieux. Nous avions dîné dans une salle par ailleurs déserte, illuminée autour de notre table mais plongée pour le reste dans l’obscurité. Le serveur attentif entrait puis sortait du cercle de lumière, poli et attentionné. Les plats, cuisinés de frais, étaient joliment présentés.
« J’ai consulté le registre ce matin, en arrivant, a repris la jeune femme. Personne d’autre ne s’est inscrit depuis plus d’une semaine. »
En m’agenouillant pour intervertir les fiches, j’ai posé la jambe tout près de son pied, sur le tapis. Ensuite, quand j’ai voulu attraper un des fils, ce qui impliquait quelques contorsions, j’ai légèrement remué afin d’appuyer la cuisse contre son pied nu. Elle ne s’est pas écartée.
« C’est sans doute la morte saison, ai-je dit en établissant la dernière connexion.
— Je viens d’essayer d’appeler la réception, pour la fiche. Personne n’a répondu.
— Peut-être n’y a-t-il vraiment personne d’autre dans tout l’hôtel, alors. Les employés ont dû partir pour la nuit.
— C’est ce que je pensais. Nous pourrions faire tout ce que nous voulons.
— Nous pourrions », ai-je acquiescé sans la regarder. J’ai revissé l’arrière de la fiche et lui ai tendu le sèche-cheveux. « Voilà, c’est arrangé. »
Elle a de nouveau secoué la tête, a passé la main dans ses mèches humides. Leur longueur me surprenait, maintenant qu’elle les avait libérées de son austère chignon.
Le bras tendu jusque derrière moi, elle a introduit la fiche dans la prise murale. Lorsque le gémissement de l’appareil s’est élevé, elle a commencé à promener le flot d’air chaud sur sa chevelure, qu’elle tirait doucement vers l’extérieur avec le peigne sorti de sa grande poche. Toujours à ses pieds, je regardais le fin tissu se tendre, se presser contre ses mamelons tandis qu’elle bougeait les bras.
Elle éveillait en moi des sentiments assoupis depuis des années, maintes fois repoussés. Je mourais d’envie de la posséder. Elle avait l’air tellement jeune, les cheveux dénoués ! Tout en les séchant, la tête inclinée de côté, elle me regardait droit dans les yeux. Son peigne lui permettait d’écarter ses mèches de son crâne pour les tenir dans le courant d’air chaud ; une fois sèches, elles tombaient sur ses épaules en une cascade légère.
« Pourquoi ne vous coiffez-vous pas comme ça de jour ? Ça vous va beaucoup mieux.
— Vous aimez ?
— Oui.
— Le règlement l’interdit. Le col doit être visible.
— Demain, nous partons pour l’île. Il n’y a pas d’employé de la Seigneurie là-bas ni même sur le bateau. »
Elle a eu un hoquet faussement outré.
« Vous voulez me causer des problèmes ? »
J’ai pressé plus fort la jambe contre son pied. Toujours là, contre moi.
« Peut-être, ai-je lâché. Vous savez.
— Demain, je suis en service. Je ne peux pas prendre le risque. »
Cette réponse m’est apparue comme la reconnaissance sans ambiguïté de ses sentiments, la franchise que j’attendais. Quel risque ? Celui d’être vue en ma compagnie, les cheveux dénoués ? De me bouleverser au point que je ne puisse plus contrôler mes émotions ? Non, disait-elle. Non, était-elle en train de dire, elle ne pouvait pas prendre le risque, celui-là ou un autre.
Sa chevelure était sèche. Après l’avoir touchée d’un geste vif puis lui avoir donné quelques coups de peigne, elle a éteint le sèche-cheveux. Le silence s’est abattu sur la chambre.
« Vous êtes en service ? ai-je demandé. Là, maintenant ?
— À votre avis ?
— Je dirais que non. »
Ma question idiote reflétait le chaos suscité en moi par Bella durant la soirée tout entière, le conflit entre l’uniforme de la policière et la disponibilité sexuelle de la jeune femme.
« En effet.
— Donc… le risque n’entre pas en ligne de compte pour l’instant.
— Il y a toujours un risque. Vous ne croyez pas ? »
Elle s’est de nouveau penchée, pour débrancher le sèche-cheveux. Le haut de son peignoir, relâché, s’est ouvert sur le doux renflement d’un sein. Sans doute s’agissait-il d’un accident – elle ne m’avait pas volontairement laissé deviner sa poitrine. En se redressant, elle a rassemblé d’une main les revers contre sa gorge, l’air très collet monté. Pourtant, le regard posé sur moi me semblait franc et ouvert.
« Et maintenant ? ai-je questionné.
— Qu’en pensez-vous ? Vous allez me demander de rester ? »
Les mots m’ont semblé se réverbérer autour de moi. J’ai tourné le dos à la visiteuse, me refusant à exprimer mes émotions en paroles que je m’entendrais formuler, avant de pivoter à nouveau vers elle, le souffle coupé. Elle s’est levée, le fil de son sèche-cheveux oscillant près de ses jambes. Nous nous tenions côte à côte. Le lit était là, tout proche.
Pas un mot ne franchissait mes lèvres.
« Alors ? a-t-elle insisté, encourageante. C’est bien ce que vous voulez, non ?
— Je ne sais pas », ai-je enfin lâché lamentablement, maladroitement.
En fait, si, je savais. Je voulais la pousser brutalement sur le lit, glisser les mains sous son peignoir de soie, lui couvrir de baisers le visage et les épaules, l’étouffer sous le poids de mon corps…
« Nous nous connaissons à peine, a-t-elle repris. Je suis trop jeune, vous avez quelqu’un, faire l’amour ne vous tente pas encore, vous avez peur de ce que ça risque d’impliquer. C’est ça, hein ?
— Non, ce n’est pas ça. Pas du tout. Je ne sais pas, c’est tout.
— Je pensais que vous aimeriez peut-être me voir rester.
— J’ai une envie compulsive de m’expliquer, mais ça ne vous plairait pas. Ce n’est pas votre faute.
— Apparemment, je me trompais. »
Elle a tenté un petit rire peu convaincant. Je la plongeais dans l’embarras, sans la moindre raison.
« Non, mais ce n’est pas le moment, voilà tout. Je ne saurais pas dire pourquoi. Sans doute à cause de l’énervement. Du voyage. Tout ça.
— Bon. » Elle a levé le sèche-cheveux. « Merci de votre aide. On rechangera la fiche plus tard. »
Sur ces mots, elle est repartie dans un tourbillon de peignoir, refermant la porte en douceur. J’ai pressé l’oreille contre la fente au bord du battant. Bella se déplaçait dans le corridor, sa clé s’introduisait dans sa serrure, sa propre porte s’ouvrait puis se refermait. Silence.
J’aurais dû la suivre immédiatement. La rappeler. M’expliquer. Frapper chez elle. Ne perds pas de temps. Demain, elle sera de nouveau en service, les cheveux attachés. L’occasion disparaissait pendant que je me tenais là, l’oreille tendue.
Le silence se prolongeait. Je ne faisais pas mine de bouger.
Enfin, lorsque l’idée m’en est devenue supportable, j’ai gagné la minuscule salle de bains pour me regarder un long moment dans le miroir. Tirant sur la peau flasque qui m’entourait les yeux, j’ai effacé la fatigue qu’on y lisait, lissé un instant mes pattes-d’oie. Mais mes paupières allongées vers le bas me soulignaient les orbites de rouge, me donnant encore plus mauvaise mine.
Autant me déshabiller et me coucher. Ma nuit a été ponctuée de plusieurs réveils, après lesquels je tendais l’oreille dans l’espoir d’entendre remuer Bella, que je suppliais en esprit de revenir.
Il fallait que les choses se passent de cette façon, que ce soit elle qui revienne. Le contraire était impossible, parce que si elle me repoussait comme je venais de la repousser, je ne le supporterais pas.
Cette pensée m’a fait réfléchir à ce qu’éprouvait maintenant la jeune femme à mon égard. Quelle arrogance de m’imaginer qu’elle pouvait me rejoindre pendant la nuit. Ce qui aurait pourtant mis fin à l’incertitude. La situation durant ces quelques minutes – sa proximité, notre conversation banale, évasive, les aperçus de son jeune corps – l’avait rendue à mes yeux beaucoup plus attirante que n’importe qui d’autre depuis des années. Elle m’inspirait un désir tellement passionné que je me tournais et me retournais dans le lit étranger, en proie aux affres de la frustration.
Toutefois, au fond de moi, la possibilité de son retour me terrifiait. La lutte entre attraction et répulsion sexuelles était une constante de mon existence – depuis Seri.
Le tic-tac de la pendule et les bourrasques fouettant la croisée à l’encadrement mal ajusté – tels étaient les seuls bruits à meubler les pauses de la conversation. Un courant d’air s’infiltrait par la fenêtre, d’où je regardais un prêtre en soutane désherber un parterre du jardin au sarcloir. Pourquoi faire pousser des fleurs en un lieu aussi inhospitalier ? Les pelouses et plates-bandes du séminaire semblaient incongrues sur Seevl, îles dans l’île qu’il fallait perpétuellement couvrir d’engrais, arroser, soigner. Lorsque nous venions en hiver, seul subsistait le gazon, mais ce jour-là s’épanouissaient des bouquets de robustes fleurs, celles que l’on trouve dans les cols d’altitude, agrippées de toutes leurs racines superficielles à une terre trop pauvre. En me penchant, je distinguais l’énorme potager où les étudiants en théologie travaillaient parfois. De l’autre côté de la propriété, invisible depuis la fenêtre d’Alvie, était bâtie une petite ferme d’élevage. Le séminaire ne produisait cependant pas tout ce dont il avait besoin, je le savais, parce qu’une des tâches de mon oncle consistait à acheminer des provisions depuis un port de la côte sud, situé à une journée de voyage par les montagnes.
Le religieux qui désherbait m’avait jeté un coup d’œil, lorsque j’avais pris place sur ma chaise, mais ne me prêtait plus depuis aucune attention. Dans combien de temps lui ou un de ses confrères viendraient-ils rendre visite à Alvie ?
Mon regard a glissé jusqu’à la pente s’élevant derrière les murs du séminaire. L’horizon se composait d’un long flanc de montagne escarpé, rectiligne, souligné d’éboulis au pied desquels s’étendait l’épaisse herbe sauvage des landes. Une tour abandonnée se dressait là, une des moins remarquables de Seevl, découpée non contre le ciel mais sur l’arrière-plan plus terne de la paroi rocheuse.
Les adultes parlaient à présent de moi : Lenden préparait les examens, Lenden n’avait pas assez travaillé, ses résultats laissaient à désirer. Je regrettais parfois de ne pas avoir le genre de parents qui se vantent de leurs enfants ; les miens s’imaginaient apparemment qu’en m’humiliant devant autrui, ils me pousseraient à de plus grands efforts, mais cela ne faisait bien sûr qu’éveiller ma haine. J’ai jeté un coup d’œil à Seri, assise toute seule à une table, plongée semblait-il dans un livre. Évidemment, elle écoutait, l’air de rien. Comme je me tournais vers elle, elle m’a rendu un regard neutre. Pas de soutien de ce côté-là.
Après l’humiliation, l’épreuve.
« Viens ici, Lenden, a appelé tante Alvie.
— Pour quoi faire ?
— Viens voir ta tante, Lenden », a ordonné mon père.
J’ai quitté ma chaise à contrecœur pour aller me poster au chevet de la malade. Une main de paralytique a pris la mienne de ses doigts faibles et doux.
« Il faut travailler plus dur, a dit Alvie. Pour ton avenir. Pour moi. Tu veux que je retrouve la santé, n’est-ce pas ?
— Oui », ai-je répondu sans cependant voir le rapport.
J’avais une conscience aiguë du regard de mes parents, de l’indifférence affectée de Seri.
« À ton âge, je remportais tous les prix au lycée, a repris ma tante. Je me serais plus amusée si je m’étais montrée paresseuse, c’est vrai, mais après, je me réjouissais vraiment d’avoir essayé. Maintenant, je sais ce que c’est que la paresse, moi qui suis allongée ici toute la journée. Tu comprends ? » Je ne comprenais que trop. Elle voulait que mon avenir ressemble à son présent. Que sa maladie me contamine. J’ai eu un mouvement de recul, mais la douce pression sur ma main a augmenté. « Allons, embrasse-moi. »
Il fallait que je l’embrasse à tout bout de champ : en arrivant, avant et après les repas, en repartant… ainsi que dans des occasions spéciales telles que celle-là. C’était une des raisons pour lesquelles je redoutais ces visites. Me penchant en avant, j’ai présenté la joue aux lèvres cyanosées, mais ma répugnance m’a fait obéir un peu trop tard. Alvie a tiré sur ma main. Alors que sa bouche posait une touche froide sur mon visage, elle m’a pressé la paume contre sa poitrine – son cardigan de laine rêche, sa fine chemise de nuit et la chair étonnamment moelleuse qu’ils couvraient. J’étais à l’âge où le corps des autres suscite une curiosité insatiable. Le contact de son sein m’a paru surprenant.
J’ai tourné la tête pour effleurer la froide joue blanche d’un rapide baiser, puis j’ai voulu m’écarter. Alvie me plaquait toujours la main contre sa douce poitrine.
« Promets-moi de faire davantage d’efforts, m’a-t-elle dit.
— Je te le promets. »
Enfin libre, après avoir échappé à son étreinte, j’ai regagné maladroitement la chaise près de la fenêtre. L’affront que représentaient ses questions m’avait mis le rouge aux joues, mais le fantôme de son sein flasque subsistait dans ma main.
Le regard fixé sur le jardin, j’ai attendu que les adultes trouvent un autre sujet de conversation, mais ils s’obstinaient à parler de moi.
« Pourquoi n’irais-tu pas te promener, Lenden ? »
Pas de réponse.
« Seraphina, tu ne crois pas que Lenden aimerait voir ton repaire ?
— Je suis en train de lire », a protesté l’interpellée, s’efforçant de prendre un ton occupé.
Torm est alors arrivé, chargé d’un plateau de tasses et de verres qu’il a posé sur la table à laquelle était installée sa fille, lui dissimulant le livre.
« Va te promener avec Lenden », a-t-il dit d’un ton sec.
De toute évidence, on nous chassait – pour discuter entre adultes. Je n’aurais eu aucune objection à savoir de quoi.
Seri et moi avons échangé un coup d’œil résigné. Au moins, nous étions dans le même bateau. Je l’ai suivie le long du couloir sombre empestant le moisi puis à l’extérieur, où les bourrasques se sont aussitôt emparées de nous. Après avoir traversé le petit jardin dépendant de la maison puis emprunté la porte inscrite dans un mur en brique, nous avons émergé sur les terres du séminaire.
Ma cousine a hésité.
« Qu’est-ce que tu veux faire ?
— Tu as vraiment un repaire ? ai-je demandé.
— Non. Ils appellent ça comme ça, c’est tout.
— Qu’est-ce que c’est alors ?
— Ma cachette.
— Je peux la voir ? » Chez moi, quand j’avais besoin de solitude, il m’arrivait de grimper à un arbre du jardin, mais jamais je n’avais eu de véritable cachette.
« C’est un endroit secret ?
— Plus maintenant. Mais je ne laisse pas n’importe qui y entrer. »
Nous avons parcouru une allée gravillonnée longeant une des pelouses. Une fenêtre ouverte laissait échapper un psaume où se mêlaient de nombreuses voix. Je traînais les pieds dans les cailloux pour le noyer car le chœur me rappelait le lycée.
En atteignant une des ailes du séminaire, Seri s’est dirigée vers l’extrémité de la façade principale devant laquelle une balustrade défendait un étroit escalier de pierre menant à une cave. Un religieux occupé à biner un parterre s’est interrompu pour nous suivre des yeux.
Ma cousine a descendu les marches sans lui prêter la moindre attention puis, arrivée en bas, s’est mise à quatre pattes afin d’emprunter en rampant un petit soupirail obscur. Une fois passée, elle s’est retournée et a ressorti la tête pour me regarder. J’attendais toujours au sommet de l’escalier.
« Viens, Lenden. Je vais te montrer quelque chose. » Le prêtre s’était remis au travail mais me jetait parfois un coup d’œil par-dessus son épaule. J’ai descendu les degrés d’un pas rapide avant de me glisser par le soupirail. Il m’a fallu me tortiller pour franchir l’ouverture, plus petite que je ne l’avais pensé. Seule la clarté de deux bougies perçait l’obscurité au-delà. Alors que je me redressais dans un espace confiné, Seri en a allumé une troisième.
Sa cachette avait dû servir autrefois de magasin ou de petite cave, car elle n’avait pas de porte ; le soupirail en représentait l’unique accès. La hauteur du plafond nous permettait cependant de nous tenir debout, et malgré le manque de place, la faible clarté des lumignons n’éclairait pas toute la pièce. Le bruit du vent n’y pénétrait pas, mais il y faisait frais. Seri a allumé une quatrième bougie, posée sur une haute étagère courant le long de l’étroite cellule. La cave minuscule sentait le phosphore des allumettes, la cire et la suie. Deux boîtes faisaient office de sièges, séparées par une vieille carpette dénichée je ne sais où.
« Tu viens ici toute seule ? ai-je demandé.
— La plupart du temps.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je pensais te montrer. »
Les bougies jetaient une faible clarté vacillante, mais comme mes yeux s’y habituaient peu à peu après le soleil éclatant, elle me semblait parfaite. J’ai pris place sur une des boîtes.
Je m’attendais à ce que Seri s’installe sur l’autre, au lieu de quoi elle est venue se planter juste devant moi. On aurait dit qu’elle faisait exprès de me coincer contre le mur.
« Tu veux jouer avec moi, Lenden ?
— À quoi ?
— Quel âge tu as ?
— Quatorze ans.
— Moi, quinze. Tu as déjà fait ça ?
— Quoi, ça ?
— C’est un secret, un vrai. Entre toi et moi. »
Avant que je comprenne de quoi elle parlait, Seri a brusquement relevé le devant de sa jupe en baissant sa culotte de l’autre main. À la jonction de ses jambes m’est apparu un buisson de poils noirs enchevêtrés.
La soudaineté de l’exhibition était si saisissante que mon vif mouvement de recul a failli me faire tomber de la boîte. Lorsque Seri a lâché sa culotte, l’élastique l’a aussitôt ramenée à sa place, mais la jupe n’a pas connu le même sort. Sa propriétaire la tenait toujours contre sa poitrine pour se contempler. La laine foncée de la culotte ; l’élastique mordant le ventre rebondi.
Un embarras aigu le disputait en moi à l’excitation et à la curiosité.
« Recommence, ai-je demandé. Laisse-moi voir. »
Elle a reculé, prête semblait-il à changer d’avis, puis s’est de nouveau rapprochée.
« Vas-y, toi, a-t-elle dit, avançant l’abdomen vers moi. Descends-la. Jusqu’en bas. »
J’ai tendu une main hésitante, saisi du bout des doigts le haut de sa culotte puis tiré jusqu’à voir les premiers poils.
« Continue ! » a-t-elle lancé.
Écartant ma main d’un geste brusque, elle a complètement descendu sa culotte, qui est restée accrochée entre ses jambes au-dessus des genoux. Son triangle velu, noir et bouclé, se présentait sans ambiguïté devant mes yeux. Le feu aux joues, des fourmillements sous la peau, une faim étrange au creux du ventre, je ne pouvais en détourner le regard.
« Tu veux toucher ? a demandé Seri.
— Non.
— Vas-y. Je veux que tu touches.
— Je ne sais pas si c’est une bonne idée.
— Alors laisse-moi te regarder. Moi, je te toucherai. »
Je ne voulais pas, pas à ce moment-là. La timidité et la peur montaient en moi, impossibles à maîtriser ; j’ai donc préféré lui effleurer les poils. Elle s’est un peu avancée pour se presser contre mes doigts.
« Plus bas, Lenden. Descends un peu. »
Tournant la main, la paume vers le haut, j’ai cherché la jonction de ses jambes. Une pilosité plus réduite, un repli de peau. J’ai aussitôt battu en retraite.
Seri s’est davantage avancée.
« Touche-moi encore. Va à l’intérieur.
— Je ne peux pas !
— Alors laisse-moi te toucher !
— Non ! »
Qu’une chose pareille puisse se produire, que quelqu’un, qui que ce soit, puisse me toucher, m’explorer, me semblait inconcevable. J’étais encore en pleine croissance. Personne ne m’avait expliqué ce genre de choses. J’avais honte de mon corps, honte de grandir.
« Bon, a lancé ma cousine, l’air excité. Mets ton doigt dedans. Vraiment dedans. Ça ne me dérange pas. »
M’attrapant par le poignet, elle a ramené ma main contre elle. Je la sentais humide à présent, et lorsque mes doigts se sont tendus, ils ont glissé en douceur sur les replis de peau tendre avant de pénétrer dans le creux chaud au-delà. Cette intimité a balayé toutes mes hésitations. J’ai poussé pour m’enfoncer davantage, enfouir mes doigts, ma main dans cette moiteur excitante. À ce moment-là, Seri a brusquement reculé puis remis sa jupe en place.
« Seri… ai-je dit.
— Chut ! »
Pliée en deux, elle tendait l’oreille près du carré de jour voilé découpé par le soupirail. Enfin, elle s’est redressée et a remonté sa culotte avec un mouvement onduleux des hanches.
« Qu’est-ce qui se passe ?
— Je crois qu’il y a quelqu’un dehors, a-t-elle expliqué. J’ai entendu un bruit de chute.
— Laisse-moi te toucher de nouveau.
— Pas maintenant. Pas si on nous écoute.
— Quand alors ?
— Dans une minute. Il faut aller ailleurs. Tu veux ?
— Bien sûr que je veux ! »
J’avais peine à croire que c’était là Seri, ma cousine détestée.
« Je connais un endroit tranquille, a-t-elle repris. À l’extérieur du séminaire… pas loin.
— Je pourrai… ?
— Tu pourras aller jusqu’au bout si tu veux », a-t-elle affirmé tranquillement – mais les mots recelaient un tel pouvoir que j’ai failli m’évanouir.
Elle m’a fait repasser par le soupirail puis a soufflé les bougies. Pendant que je me faufilais à quatre pattes, une ombre tombée d’en haut s’est rapidement déplacée. Le prêtre que nous avions vu désherber un peu plus tôt se tenait au sommet de l’escalier, mais il s’empressait de battre en retraite. Il a ramassé la binette abandonnée sur le chemin avant que j’atteigne le haut des marches. Lorsque ma cousine est arrivée, il travaillait à petits coups rapides et nerveux, penché sur sa tâche.
Il n’a pas levé la tête quand Seri et moi avons parcouru l’allée d’un pas vif, mais en passant la grille, j’ai regardé par-dessus mon épaule. Debout bien droit, il nous suivait des yeux, toujours armé de sa binette.
« Il nous espionnait », ai-je déclaré.
Sans répondre, Seri m’a pris la main pour m’entraîner en courant dans les hautes herbes de la lande.
Une voiture de location nous attendait devant une agence d’une petite rue de Seevl Ville, un laissez-passer de la Seigneurie déjà accroché au pare-brise. J’ai pris place à l’avant, près du sergent Reeth. La carrosserie étroite du vieux véhicule nous obligeait à nous serrer, les deux sièges-baquets n’étant séparés que par le frein à main monté sur le plancher. La jeune femme a conduit lentement dans les rues étroites en direction des collines.
J’avais fini par m’endormir à plus de minuit, après un long moment d’agitation, pour me réveiller au point du jour d’une humeur complexe, contradictoire. Le désir me tournait toujours la tête, mêlé de gêne, de honte, de fatigue, d’envie de présenter des excuses et de réfléchir. La manière dont j’avais repoussé les avances de mon escorte me hérissait. Alors que nous quittions Seevl Ville, j’affrontais en toute discrétion ces émotions conflictuelles, m’imposant un calme de surface et parlant le moins possible. Bella m’avait dit qu’elle aurait besoin de mes conseils pour se diriger à l’intérieur de l’île. Comme ma mère autrefois, j’avais donc déplié la carte sur mes genoux.
La jeune femme s’était présentée pour le petit déjeuner dans la salle à manger de l’hôtel vêtue de son uniforme amidonné, redevenue policière. Les uniformes sont évidemment des symboles des organisations qu’ils représentent, et le sergent Reeth habillé de kaki était une personne bien différente de Bella Reeth, les cheveux humides, en peignoir de soie légère, assise sur le fauteuil de l’hôtel d’où dépassaient ses jambes nues pendant que je subissais à ses pieds les tortures de l’indécision. Cette image de celle qui avait été quelques minutes durant à ma portée, littéralement, se transformait maintenant en une vision fantasmatique, séductrice mais hors d’atteinte. Je ne voyais plus la moindre raison de ne pas avoir accepté son invite.
J’aurais aimé qu’elle s’habille en civil au matin puis n’enfile son uniforme qu’après le petit déjeuner : cela m’aurait permis d’associer ce qui s’était produit avec la perspective de passer la journée en sa compagnie. Mes espoirs avaient été déçus.
Les événements du soir précédent ne pouvaient cependant être réduits à néant par le silence ou un uniforme empesé. Pendant que nous attendions le bateau sur le quai de Jethra, que nous nous morfondions dans le salon non chauffé du même bateau, que nous parcourions Seevl Ville à la recherche du loueur de voitures, les non-dits planaient entre nous telle une barrière physique. Plus longtemps je demeurais en compagnie de la jeune femme, plus sa présence m’obsédait, plus le souvenir de son corps dans le peignoir lâche me hantait, plus la manière dont j’avais tout gâché à la fin me rendait frénétique.
Mon besoin de m’expliquer me paralysait toujours, mais des années de silence avaient créé une habitude difficile à surmonter.
Nous roulions. Parfois, quand Bella passait les vitesses de la vieille voiture, sa main ou sa manche m’effleuraient le genou. Pour vérifier si le hasard seul était en cause, comme il me le semblait, j’ai un peu éloigné la jambe, discrètement. Le frôlement ne s’est pas reproduit. Plus tard, j’ai repris ma position initiale car le contact de Bella m’excitait.
À un croisement sur les pentes les plus élevées des landes, nous avons consulté la carte. Sa tête s’est penchée près de la mienne. Je mourais d’envie qu’elle se tourne vers moi.
Devant le vert sombre des montagnes de Seevl, mes pensées ont dérivé par degrés imperceptibles de cette intrigue à la précédente, aux angoisses et aux peurs d’autrefois : à ce que j’éprouvais envers l’île et le séminaire.
Si je me souvenais mal de la route, l’humeur que m’inspirait le paysage m’était familière, aussitôt reconnaissable malgré vingt ans d’éloignement. Lorsqu’on la voyait pour la première fois, comme Bella, Seevl apparaissait sauvage, aride, quasi déserte mais sans danger, landes et rochers arrondis par des siècles d’hivers cruels et de bourrasques implacables : nulle flore ne se cramponnait à la pierre nue sinon dans les recoins abrités, et encore ne s’agissait-il que des mousses les plus solides, des lichens les plus primitifs. Seevl possédait une splendeur violente, sans compromis, une rudesse pittoresque inconnue du Faiandland. Son morne paysage ne constituait cependant en ce qui me concernait qu’un contexte. Les landes, quoique neutres, renfermaient un danger, certitude qui influait en permanence sur mes sentiments.
Tandis que Bella négociait la route étroite, j’imaginais déjà ce qui allait suivre, la vallée cernée de murailles rocheuses taillée à l’autre extrémité de l’île, avec son ensemble de bâtiments sinistres en calcaire, ses pelouses et ses parterres de fleurs incongrus.
Le beau temps allait mal à Seevl. Malgré le ciel couvert, le soleil se montrait parfois, jetant brièvement sur l’île une lumière éclatante, peu naturelle. Les vitres fermées, le chauffage branché n’empêchaient pas le froid de nous atteindre. Sur les portions de route les plus élevées, des rafales nous assaillaient par le travers, secouaient la voiture qui progressait lentement parmi les crevasses de la chaussée. Je frissonnais parfois, agitant les épaules comme si le vent me gelait encore plus qu’il ne le faisait ; l’île tout entière me glaçait, mais je ne voulais pas que Bella s’en aperçoive.
Experte en la matière, elle conduisait sans hâte, guidant le véhicule le long des pistes creusées d’ornières avec plus de prudence que n’en avait jamais montré mon père. Le moteur, la plupart du temps en deuxième ou en troisième, produisait un bourdonnement aigu au rythme rapide, changeant. Nous ne disions mot ou presque, sinon de temps à autre quelques remarques sur la route à prendre. Je guettais les repères familiers – un ensemble de pierres levées, le village dans la vallée d’où l’on voyait une partie des banlieues côtières de Jethra, une chute d’eau, les tours abandonnées – et il m’arrivait de donner des indications sans l’aide de la carte. Ma connaissance des lieux se révélait erratique : de longues sections de route me persuadaient par leur étrangeté d’avoir commis une erreur, jusqu’à ce qu’apparaisse brusquement à ma grande surprise un jalon familier.
Nous avons déjeuné dans un hameau. Tout était prévu : on nous attendait, le repas était prêt. Bella a signé un papier, sans doute un formulaire qui permettrait à notre hôtesse de se faire payer ses services.
Lorsque nous avons atteint la partie la plus étroite de l’île et pris la route couronnant les falaises sud, ma compagne s’est garée sur le bas-côté puis a coupé le contact. Un talus rocheux élevé et quelques buissons nous protégeaient du vent, le soleil nous réchauffait. Debout près de la voiture, nous avons contemplé dans un silence partagé la mer étincelante, les énormes éminences sombres des îles, le ciel ennuagé d’argent que perçaient des rais de soleil éclatant, la vue que j’avais aperçue enfant d’un véhicule en mouvement. Jamais mes parents ne s’arrêtaient pour regarder.
« Vous savez comment s’appellent les îles ? » ai-je demandé.